Sarkozy bouscule le Conseil
Eric Branca
Pour piéger la gauche, le président n’a pas craint de jouer la Cour de cassation contre le Conseil constitutionnel. Une initiative sans précédent connu. Et qui laissera des traces…
Les héritiers de François Mitterrand, qui comparait jadis le Conseil constitutionnel à un « corps domestique qu’une poignée d’avoine fait rentrer à l’écurie », sont-ils les mieux placés pour défendre son indépendance ? Peut-être pas. Mais le chef de l’État, garant du « fonctionnement régulier des pouvoirs publics », au titre de l’article 5 de la Constitution, avait-il pour autant le droit de demander à la Cour de cassation de trouver le moyen d’appliquer une loi partiellement censurée par le même Conseil ?
Quant au principe réaffirmé par le Conseil (la non-rétroactivité de la loi pénale), conforme ou pas au souhait de la gauche, laquelle conteste la possibilité de maintenir en détention un criminel dangereux déjà jugé, il est de fait aussi ancien que le droit lui-même : « Nullum crimen sine lege, nulla poena sine lege praevia » (“Pas de crime sans loi, pas de peine sans loi préexistante”), dit l’adage romain, hérité du Code d’Hammourabi (XVIIIe siècle avant Jésus-Christ).
Conclusion du Conseil constitutionnel : « La surveillance de sûreté est immédiatement applicable dès la publication de la loi aux personnes condamnées pour les crimes très graves prévus par la loi lorsqu’elles sortent de prison. » Mais elle ne saurait l’être aux détenus « condamnés avant la publication de la loi ou faisant l’objet d’une condamnation postérieure à cette date pour des faits commis antérieurement ». Parmi eux : 32 criminels particulièrement dangereux, libérables entre aujourd’hui et 2010, et qui ont refusé obstinément de se soigner pendant leur incarcération, comme la loi leur en fait désormais obligation.
D’où la réponse – logique – du premier président de la Cour de cassation, Vincent Lamanda, à la demande du président de la République qui attend ses propositions afin de rendre « immédiatement applicable » la rétention de sûreté aux « criminels déjà condamnés » : d’accord sur le « principe d’une réflexion », mais sans qu’il soit question « de remettre en cause la décision du Conseil constitutionnel qui, comme le dit la Constitution, s’impose à toutes les juridictions, y compris la Cour de cassation ».
Ce qui n’empêche pas Nicolas Sarkozy de revenir à la charge dans le Parisien du 26 février, date à laquelle le Journal officiel publie la loi modifiée par le Conseil, en s’étonnant de ce qui est une caractéristique de l’État de droit : en matière législative, il existera toujours un avant et un après !
« On aura donc deux catégories de serial violeurs, constate-t-il pour s’en offusquer : celui qui sera libre, parce qu’il aura été condamné juste avant la loi, et celui qui n’aura pas la possibilité de sortir parce qu’il aura été condamné juste après… Je tiens à l’affirmer : je ne céderai pas ! » Soit, mais par quel biais ?
Nadine Morano, députée de Meurthe-et-Moselle et porte-parole de l’UMP, a son idée là-dessus : elle qui, dimanche, déjà, accusait le PS d’être « du côté des assassins » pour avoir saisi le Conseil constitutionnel, propose tout simplement d’en finir avec le principe de la non-rétroactivité pénale.
Le seul objectif de Sarkozy : mettre la gauche en difficulté
Voilà qui ne serait pas, pourtant, une réforme anodine ! D’abord parce qu’elle impliquerait, primo, de supprimer du préambule de la Constitution de 1958 rien de moins que la référence à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui décrète que « nul ne peut être puni qu’en vertu d’une loi établie et promulguée antérieurement au délit et légalement publiée »…
Et, secundo, de dénoncer la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 qui stipule, dans son article 11, que « nul ne peut être condamné pour un acte qui n’était pas réprimé ou interdit par un texte au moment où il a été commis ». La peine infligée au coupable, précise ce même article, « doit être celle qui était prévue au moment du délit ou du crime et non celle qui est prévue pour le même délit au moment du jugement ».
Ensuite et surtout, parce qu’une telle révolution juridique irait à l’encontre des principes qui fondent la jurisprudence des deux Cours de justice européennes (celle de Luxembourg, pour l’Union européenne, et celle de Strasbourg, pour le Conseil de l’Europe), instances dont le traité de Lisbonne, que vient de ratifier la France avec la célérité que l’on sait, consacre la prérogative absolue sur les droits nationaux !
Pourquoi Nicolas Sarkozy, qui ne l’ignore pas, persiste-t-il ?
Si la stratégie à long terme n’est pas claire, la tactique est lumineuse : mettre la gauche en difficulté en s’affirmant plus que jamais comme un défenseur intangible de la sécurité. Ce qu’il reste aux yeux des Français puisque, selon un sondage Ifop-le Figaro, 61 % d’entre eux estiment qu’il faut appliquer la rétention de sûreté aux criminels jugés avant l’adoption de la loi Dati, 81 % estimant que celle-ci contribuera à faire baisser le taux de récidive.
Mais il faudra sans doute plus que des invectives à Mme Morano, candidate aux municipales à Toul, pour convaincre les électeurs que ceux qui défendent le principe de la non-rétroactivité de la loi pénale font le lit du laxisme. Et avec eux, les magistrats qui s’estiment insultés quand on leur demande de contourner une décision du Conseil constitutionnel. Même dans les milieux les plus “sécuritaires” de la magistrature, le principe de la non-rétroactivité pénale est une question d’honneur.
Le premier président de la Cour de cassation, Vincent Lamanda, qui appelle l’Élysée au respect de la Constitution, n’est pas lui-même le plus gauchiste de nos magistrats : il a commencé sa carrière de magistrat au cabinet d’Alain Peyrefitte, père, en sa qualité de garde des Sceaux, de la loi « Sécurité et liberté », tenue à l’époque pour “liberticide” par la gauche, qui s’empressa de l’abolir à l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand. Et chacun s’accorde à le trouver nettement plus à droite que son prédécesseur, Guy Canivet, qui siège aujourd’hui… au Conseil constitutionnel !